Quelqu'un aurait-il vu les Champs Catalauniques ?

"Voyage en France : retour sur quelques lieux qui ont fait notre pays" Cette série est une invitation à revenir aux lieux. Connus ou inconnus, l'histoire de France s'y est écrite. Il y aura des batailles, des châteaux, des abbayes, mais aussi des lieux d'invention, industriels, agricoles, artisanaux, artistiques. Tous, ils ont façonné notre pays. On a donc sillonné la France d'aujourd'hui à la recherche de traces, pour aller à la rencontre de témoins, d'historiens locaux, ou de simples habitants, afin de reprendre l'histoire depuis le début, la suivre sur place, jusqu'à aujourd'hui, au fil des siècles, au gré de l'écriture de ces événements qui a fluctué au cours du temps. Car les historiens se sont livrés à une perpétuelle réécriture, et ces lieux originels en ont souvent fait les frais, tantôt oubliés, tantôt redécouverts, selon les vicissitudes du roman national. Le périple sera très concret, parfois pittoresque, ancré sur une mémoire des lieux, une géographie, une généalogie. Bon voyage ! Attila et la bataille des Champs Catalauniques Quant à Dierrey-Saint-Julien, on nous a parlé de l'arc, on s'est dit qu'on était bien tombé. Qu'on tenait le bon bout. On a tout de suite pensé arc romain, aqueduc, et comme on était venu pour Attila, s'il y avait du romain, il était envisageable qu'il y ait aussi du Hun. On a dû vite déchanter. Pour l'arc romain, on pouvait repasser, parce qu'à Dierrey-Saint-Julien, le seul arc qu'il connaissait, il était de gaz. Naturel. En fait, ils voulaient dire un gazoduc, et pas un petit, 300 kilomètres depuis Dunkerque, qui faisait un coude à Dierrey. L'arc, c'était le coude. On était au beau milieu de la campagne, on cherchait un village de 300 habitants, et voilà qu'on tombait sur une des trois stations de compression prévues sur le parcours Dunkerque-Lorraine. C'était bien notre veine. On déboulait dans le deuxième chantier industriel de l'Hexagone, une vraie usine à gaz, l'expression tombe à pic, pour acheminer le gaz depuis Dunkerque vers l'est et le sud de la France. À Dierrey, les travaux ont commencé au mois d'avril, alors, Attila et la bataille des Champs Catalauniques, même s'il y avait des chances que cela se soit joué là, excusez-nous, mais on a d'autres chats à fouetter. Défaite retentissante Voilà peut-être pourquoi le maire a renâclé pour nous rappeler. Il pensait probablement qu'on voulait lui poser des questions indiscrètes sur le gazoduc. Alors que tout ce qui nous intéressait, c'était Attila. Il nous a donc renvoyé vers un monsieur de 86 ans, un de ces "anciens" de village, qui vous apprennent des tas de choses, mais dont les connaissances insolites nécessitent toujours quelques vérifications. Tout de suite, il nous a cité le nom de quelques hameaux - Côte-Rouge, les Batailles - qui seraient la preuve éclatante qu'ici, on se serait battu et que le sang aurait coulé. Puis notre informateur s'est lancé dans l'évocation d'un embourbement de Mongols - car évidemment, les Huns seraient des Mongols - dans les marais environnants, mentionnant la tentative de son père, ancien maire, de faire venir des Mongols pour voir de quoi il retournait. D'ailleurs, à propos de retourner, il se souvenait que de plus anciens que lui, en retournant la terre, tombaient souvent sur des ossements. Lesquels ? Des ossements. On n'en saurait pas plus. Mais c'était il y a bien longtemps, au début du siècle, quand il y avait encore trente-deux fermes dans le village qui n'en compte plus, mon bon monsieur, que quatre. Bref, j'étais bien avancé et je le fus plus encore lorsque j'appris que les eaux du Betrot, le ruisseau local, s'en allaient déjà sous Attila se jeter à quelques kilomètres dans la Vanne, dont les eaux très potables apaisent depuis des siècles la soif des Parisiens. "Vous qui êtes de Paris, sachez que vous buvez de l'eau de mon village !" On ne l'a pas contredit. Un rapide sondage auprès de la population locale me confirma qu'à Dierrey on ne pensait pas aux Champs Catalauniques chaque matin en se levant. Je ne leur en ai point voulu. Il en va de même à Montgueux. Ce charmant village accroché à une colline est l'autre site présumé de cette défaite retentissante d'Attila qu'on apprend à l'école. 451 : les Champs Catalauniques. Ce n'est pas Marignan 1515, mais tout de même. Le grand méchant Hun rossé s'en repart loin de la Gaule sauvée. Mais, au fait, contre qui avait-il perdu, ce bon vieux Attila ? Si j'avais jamais su qu'une coalition romano-wisigoths lui avait infligé cette raclée, je l'avais oublié depuis longtemps. "Mont des Goths" Depuis ma dernière conversation avec le monsieur de Dierrey, j'ai effectué une petite dizaine de kilomètres en direction de Troyes. Mais cette fois, la très sympathique élue de Montgueux, Marie-Thérèse Leroy, me rappelle aussitôt. Ces Champs, elle reconnaît en avoir entendu parler, mais vaguement, ajoute-t-elle. Elle n'ignore pas non plus que le nom de son village signifie "Mont des Goths". Or, dans la coalition qui éreinta les Huns, les Wisigoths, venus de Toulouse, jouèrent un rôle crucial. Leur roi Théodoric était là. Il meurt même pendant la bataille, une mort qui galvanise ses troupes. Goths, Wisigoths, serait-on sur la bonne voie ? Là aussi, on a quelques toponymes en réserve : la Rivière-de-Corps ! Je lui demande de répéter. C'est à un kilomètre, dans la plaine, en direction de Troyes, me précise-t-elle, et selon la mémoire locale, qui est d'abord orale, ici, dans les marais, des milliers de corps auraient flotté et dérivé. De là à penser que... Mais ici, on est plus au fait d'une légende sur un trésor de l'ancienne abbaye, abandonnée par les moines lorsqu'ils en furent chassés. On peut aussi me parler des tranchées que les poilus ont creusées dans les bois, ou des fusillés de juin 1944, de jeunes résistants qui opéraient sur Troyes, mais qui furent amenés ici, à Montchaud et au Trou de Chirac, parce que le coin était plus tranquille pour liquider les "terroristes". Les Champs Catalauniques : connais pas ! Mais là où on est vraiment intarissable, c'est sur le champagne. À chaque entrée du village, on aperçoit l'appellation et, partout où se porte le regard, des vignes recouvrent le versant sud de la colline qui domine Troyes. J'apprends que le "Montgueux" est recherché pour sa rondeur, en raison d'une terre qui mêle le silex et l'argile. Trouverait-on aussi dans cette terre quelques os de Huns ou quelques armes de Wisigoths ? Je ne m'abstiens pas de poser la question, mais la réponse est non, puisqu'aucune fouille sérieuse n'a été entreprise. À chaque virage, des caves proposent des dégustations de ce nectar que des marques aussi prestigieuses que Veuve Cliquot utilisent pour leur assemblage. 5 % d'une cuvée vient de Montgueux, qui a ressuscité dans les années 60, alors que les vignes étaient abandonnées depuis plusieurs décennies. Huit vignerons produisent également leur propre champagne, et je sonne ici et là, avec un seul mot à la bouche : Attila. On me regarde d'un air interloqué. Attila, ici ? Seul un ancien hoche la tête, mais d'un air dubitatif. Rien d'officiel. Rien de gravé dans le marbre. C'est le problème classique d'une bataille introuvable. Alésia connaît bien la question. Alise-Sainte-Reine en Côte-d'Or ou Chaux-des-Crotenay dans le Jura ? Faites vos jeux, rien ne va plus. Le combat fait rage et on laissera les combattants refaire le match. Poitiers, on le verra, flotte également dans un léger brouillard. Mais pour les Champs Catalauniques, la situation est cocasse. Aucun village ne revendique la bataille. Personne ne clame haut et fort : Attila, c'est chez nous qu'il a été battu ! On est confronté à des rumeurs, à un grand vague, à des réponses floues. Et si quelques anciens lèvent le doigt, les élus haussent les épaules. Les Champs Catalauniques : connais pas ! La Gaule : un joli gâteau Justement, que connaissons-nous de ces Champs ? Pourquoi diable le roi des Huns, dont la capitale est située à l'autre bout de l'Europe, dans les plaines hongroises de Pannonie, s'est-il retrouvé Gros-Jean comme devant en rase campagne gauloise ? Et quelle mouche l'a piqué pour qu'il y vienne semer la terreur ? Il vient d'infliger quelques défaites dans les Balkans à l'Empire romain d'Orient, et voilà qu'il se considère l'égal des Césars. Il est toutefois prudent, rusé, habile diplomate, rien à voir avec le rustre, fléau de Dieu, qu'on nous a si souvent servi. Il lorgne sur la soeur de l'empereur Valentinien, Honoria. Une manière de se placer. Des ambassades font la navette entre l'Italie et sa Pannonie, mais les négociations n'aboutissent pas. Lorsque le Hun est mécontent, il rassemble ses troupes. Mais ce n'est pas seulement une question de mariage et de susceptibilité mal placée. On a parlé aussi d'une alliance avec d'autres barbares, les Vandales, installés en Espagne. Ils ont un ennemi commun, les Wisigoths, qui règnent sur Toulouse et tout le sud-ouest. A-t-il vraiment voulu conquérir la Gaule ? Peut-être cherchait-il simplement à impressionner, à donner une leçon. Les historiens sérieux penchent donc moins pour une conquête que pour une démonstration de force. On veut faire passer un message aux Romains et aux Wisigoths : on est là, on est fort et on peut vous écraser. La Gaule est moins bien défendue que l'Italie, en proie à de sérieuses divisions. Bref, c'est un joli gâteau dans une vitrine pour le Hun qui a faim. Sur Attila, les sources sont rares. Je découvre des auteurs dont je ne soupçonnais pas l'existence. Prosper d'Aquitaine. Un laïc. Mais il propage la pensée d'un religieux philosophe, Saint Augustin. Un homme intéressant, intéressé aussi par son temps, dont il établit la chronique sur la première moitié du Ve siècle. L'autre historien a pour nom Jordanès. C'est un Ostrogoth romanisé qui vit à Constantinople au milieu du VIe siècle. Comment conciliait-il ces trois éléments, je n'en ai pas la moindre idée, mais ce mélange l'incite à rédiger en latin une histoire de son peuple, les Goths, peu avant 550 (Gestica). Les Goths, donc les Wisigoths, donc Attila. L'époque connaît déjà l'usage de la citation, de la reprise, du collage. Jordanès reprend deux textes plus anciens, en grande partie disparus. Le premier est signé Cassiodore, le second Priscus. Celui-ci est un historien grec, qui s'est rendu en ambassade chez Attila, en Pannonie, pour négocier le sort de Honoria. Il a donc vu le chef des Huns. Tout cela, je le trouve chez Iaroslav Lebendinsk, un universitaire français. Sa Campagne d'Attila en Gaule (édition Lemme, 2011) est l'ouvrage de référence. Clair. Précis. Mesuré. Il s'appuie surtout sur Jordanès. Quelques certitudes Si les Champs Catalauniques souffrent d'une localisation aléatoire, on a quelque certitude sur deux endroits en France. La cathédrale Saint-Étienne à Metz et les vestiges des remparts romains d'Orléans. Là-bas, on a vu passer les armées des Huns. À Metz, c'est un pillage en règle. On en connaît la date précise : 7 avril 451. Le jour de Pâques. Cette violence perpétrée le jour de la Passion du Christ fit beaucoup pour la légende noire d'Attila. À l'emplacement de la cathédrale messine, on trouvait déjà un sanctuaire dédié à Étienne. Lapidé la même année que le Christ, son martyr suscitait une grande ferveur en ces premiers temps du christianisme. Les sanctuaires érigés sous son vocable fleurissaient un peu partout, comme à Metz. Jordanès affirme qu'il fut le seul monument épargné par Attila. Messins, Messines, le saviez-vous ? Quelques semaines plus tard, Attila est déjà devant Orléans. Il assiège la ville aux mains de Sangiban, chef de la tribu des Alains. On pense que Sangiban fut un traître, qu'il préféra pactiser avec Attila plutôt que de l'affronter. La cité résiste pourtant : l'évêque, Aignan, galvanise les habitants, mais surtout, il appelle à la rescousse les troupes du général romain Aetius et du roi wisigoth Théodoric. C'est à Orléans que se forme la coalition contre les Huns : l'axe romano-wisigoth. Leurs troupes alertées par Aignan rappliquent du sud de la France, bientôt rejointes par des tribus gauloises, les Léthi, les Francs ripuens, les Bourguignons, les Armoricains... Hélas, Orléans est déjà tombé. Mais Attila n'a pas le temps de la piller, Aetius et Théodoric arrivent en trombe. Les assiégeants, pris de court, sont obligés d'engager un combat qu'ils perdent. Des milliers de Huns sont noyés dans la Loire et les remparts ne sont pas détruits. Il en reste des vestiges devant la cathédrale Sainte-Croix. Orléanais, Orléanaises, vous savez ce qu'il vous reste à faire ! La pieuse Geneviève J'avoue que j'en étais resté à l'épisode qui fait le bonheur des manuels scolaires : l'intervention de Sainte Geneviève à Paris. L'histoire provient d'un texte religieux : La vie de Sainte Geneviève. Date de composition : imprécise. Mais on situe ce texte entre le Ve siècle et l'époque carolingienne. Le scénario est le suivant : les Parisiens paniquent à l'idée de voir déferler les Huns, mais Geneviève, qui n'est encore qu'une jeune fille très pieuse, assure que prier évitera le pire à la ville. Elle montre l'exemple, mais on ne la croit pas. On menace même de s'en prendre à elle. C'est alors que surgit l'archidiacre d'Auxerre, Germain. Il connaît Geneviève et il arrive à point nommé pour faire son éloge et apporter des informations rassurantes : n'ayez crainte, les Huns ont pris plus à l'est, entre Reims et Orléans. Cette panique n'a rien d'invraisemblable. Des éclaireurs ou des fourrageurs de l'armée d'invasion ont pu patrouiller dans les environs de Paris. Où l'on aura colporté des récits de leurs exactions. Le rôle précis de Geneviève reste encore incertain. Les doutes n'ont guère étouffé l'Église, qui avait besoin de figures féminines dignes d'admiration. Metz rasé. Paris contourné. Orléans sauvé in extremis (Orléans l'a souvent échappé belle, on y reviendra avec Jeanne d'Arc). Il reste le dernier acte : la bataille des Champs Catalauniques (...). Suspense. Suspense.

Un port de perdu, un pipeline de trouvé?

Malgré la mise au rancart du port pétrolier de Cacouna, l’essentiel du projet de TransCanada demeure. Mais depuis des mois, le gouvernement Couillard se contente de répéter qu’il mènera une évaluation environnementale du pipeline Énergie Est, alors que rien n’a encore été annoncé. Est-ce que les libéraux iront au-delà de leur préjugé favorable ? Avec l’abandon de son projet de port pétrolier à Cacouna, TransCanada se trouve à laisser tomber son deuxième projet majeur dans ce village du Bas-Saint-Laurent. Sauf que, cette fois, la décision n’est pas le résultat d’un calcul économique, mais bien d’une vive controverse qui n’a pas cessé de s’amplifier au fil des mois, au point de forcer la main à la pétrolière. L’entreprise connaissait pourtant bien le secteur de Cacouna. Ce n’est pas la première fois que TransCanada s’intéresse à ce port. En 2007, la multinationale avait eu le feu vert des libéraux de Jean Charest pour la construction d’un imposant port destiné à importer du gaz naturel liquéfié. Le décret, publié en plein été, donnait même le droit à l’entreprise de mener des travaux en milieu marin de juin à octobre, la période la plus critique pour les bélugas qui fréquentent le secteur, notamment pour y mettre bas. En fait, l’autorisation accordée par les libéraux ne prévoyait aucune mesure de protection pour l’espèce, qui était pourtant déjà classée « menacée » de disparition en vertu des lois québécoises et canadiennes. La construction du port aurait d’ailleurs pu provoquer les mêmes effets dommageables irréversibles pour les bélugas. Leur situation, quoique similaire à celle qu’on connaît aujourd’hui, n’avait cependant pas provoqué de levée de boucliers comme cela a été le cas avec le projet de port pétrolier. Miser sur l’indifférence Peut-être croyait-on que l’indifférence de 2007 se manifesterait une deuxième fois ? Car l’histoire aurait pu se répéter. TransCanada a déposé son avis de projet pour le port pétrolier en mars 2014, aussitôt suivi par la « directive » émise par le ministre de l’Environnement péquiste Yves-François Blanchet. Cette directive donnait des indications précises concernant l’étude d’impact que devait produire l’entreprise. Fait étonnant, avant même d’avoir terminé son étude d’impact sur le projet de Cacouna, TransCanada a commencé ses travaux en milieu marin. Des levés sismiques ont été réalisés au printemps. Ceux-ci devaient être suivis de forages menés en pleine période de fréquentation intensive du secteur par les femelles bélugas et leurs jeunes. Malgré les impacts environnementaux majeurs relevés par des spécialistes de l’espèce, ni Québec ni Ottawa n’ont cru bon d’exiger des avis scientifiques avant d’autoriser ces travaux. Il aura fallu que le Centre québécois du droit de l’environnement entame des démarches judiciaires pour que TransCanada se décide à demander un certificat d’autorisation au gouvernement. Le ministre David Heurtel l’accorde, et ce, malgré les refus répétés de la pétrolière de lui fournir un « avis scientifique » sur son projet. Dans un jugement particulièrement sévère, une juge de la Cour supérieure conclura en septembre à « une faille dans le processus décisionnel du ministre ». Libéraux favorables Malgré les constats judiciaires et scientifiques, le premier ministre, Philippe Couillard, affirme dès le lendemain que les travaux doivent reprendre à Cacouna. Il faut dire que les libéraux ne cachent pas leur préjugé favorable envers le projet de pipeline. Le ministre de l’Énergie, Pierre Arcand, a lui-même livré un plaidoyer en sa faveur, et ce, après avoir participé à un souper financé par TransCanada. En dépit de cet appui manifeste, le gouvernement répète depuis des mois son intention de mener une évaluation environnementale du projet selon les lois québécoises. Mais depuis que TransCanada a signifié son intention de construire ici le plus important pipeline de l’histoire canadienne, Québec n’a jamais reçu d’avis de projet de la part de l’entreprise. Sans cet avis de projet, tout le processus devant mener à une évaluation sous l’égide du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) se trouve bloqué. Dans le cas du port de Cacouna, l’avis de projet avait été transmis dès mars 2014. Il est vrai que TransCanada a soutenu, dès mars 2014, que la décision concernant le projet de pipeline appartenait uniquement au gouvernement fédéral. Pas question que la décision revienne au gouvernement du Québec, affirmait alors son porte-parole, Philippe Cannon. La pétrolière est « uniquement réglementée par l’Office national de l’énergie », disait-il alors. Le projet de pipeline Pour le moment, le seul processus d’évaluation en cours est justement celui mené par Ottawa. Le fédéral a donc un contrôle total sur l’étude du dossier, qui doit être achevée d’ici 15 mois. Et la question des impacts environnementaux de l’exploitation du pétrole des sables bitumineux est totalement exclue de l’étude. Des voix se sont néanmoins manifestées au sein de groupes environnementaux, mais aussi de municipalités et de l’opposition à Québec, pour réclamer une intervention plus active du gouvernement Couillard. Après tout, ce projet de pipeline constitue une première dans l’histoire québécoise. Celui-ci transportera 1,1 million de barils par jour, soit 400 millions de barils par année. L’imposant tuyau qui devra être construit au Québec aura une longueur de plus de 700 kilomètres. Il traversera non seulement de très nombreux secteurs agricoles, mais aussi le territoire de dizaines de municipalités. Tout au long de son tracé, le pipeline doit aussi franchir de nombreuses rivières majeures du sud du Québec, dont plusieurs sont utilisées comme source d’eau potable. Plus d’une trentaine de cours d’eau présentent des risques évidents de glissements de terrain en raison de l’instabilité des rives, selon une étude produite pour TransCanada. D’où la question déjà posée à plusieurs reprises : qu’arrivera-t-il en cas de rupture de ce pipeline, dans lequel 695 barils couleront chaque minute, 24 heures sur 24 ? En cas de rupture, on ignore totalement combien de temps il faudrait pour stopper le flux de pétrole brut. On ignore aussi comment se comporterait le pétrole des sables bitumineux si, par exemple, il était déversé dans le Saint-Laurent. Pourtant, le pipeline traversera le fleuve, un peu en amont de Québec, en plein coeur d’une réserve naturelle située à Saint-Augustin-de-Desmaures. Sur le plan économique, Québec n’a toujours pas en main une évaluation indépendante des retombées. La construction, limitée à un peu plus de deux ans, doit permettre de créer des centaines d’emplois, selon TransCanada. Mais une fois terminé, le pipeline nécessiterait le maintien de 60 emplois directs, selon les documents déposés à l’ONE. En contrepartie, le gouvernement devrait évaluer les coûts associés à un déversement, répètent les groupes environnementaux depuis des mois. L’heure juste Bref, pour avoir l’heure juste, il reste fort à faire pour le gouvernement du Québec. S’il veut mettre en pratique ce qu’il répète depuis des mois, il devra d’abord convaincre TransCanada de déposer un avis de projet. Il faudra ensuite étudier l’ensemble des risques environnementaux, indiquer les zones les plus critiques et d’éventuelles mesures de précaution, évaluer les impacts économiques, traiter de la question de l’acceptabilité sociale, statuer sur la capacité d’intervention en cas d’incident et finalement formuler des recommandations. Tout cela devra être terminé avant l’automne 2015, soit à temps pour les audiences fédérales, dont les règles ont été fixées par le gouvernement Harper. Pour le moment, le premier ministre Couillard a surtout mis en avant l’argument voulant que ce pipeline constituerait une contribution du Québec à la péréquation canadienne. Pour certains, la province contribuera également à la hausse continue des émissions de gaz à effet de serre (GES) du Canada en facilitant le développement des sables bitumineux. Mais alors que l’année 2015 doit se conclure par la signature à Paris de l’accord climatique le plus ambitieux de tous les temps, les libéraux ont clairement fait savoir qu’il n’était pas question d’étudier cet aspect. Énergie Est générera néanmoins plus de GES que toutes les industries québécoises réunies. Les prochaines semaines seront donc cruciales pour déterminer quel rôle jouera véritablement le gouvernement du Québec dans un dossier qui pourrait provoquer une vive contestation. Après tout, plusieurs municipalités, MRC et citoyens ont déjà manifesté leurs inquiétudes par rapport au passage du pipeline. Mais maintenant que le port pétrolier de Cacouna est écarté, est-ce que l’élément central du projet, soit le pipeline lui-même, sera plus facile à faire passer ? Le point de passage Au moment où le débat devrait avoir lieu, un premier pipeline acheminera déjà du pétrole de l’Ouest vers Montréal. Enbridge espère en effet inverser finalement le flux dans l’oléoduc 9B d’ici juin 2015. Quelque 300 000 barils couleront à ce moment vers le Québec dans cet oléoduc vieux de 40 ans, traversant de nombreux cours d’eau, mais aussi des secteurs résidentiels. Avec ce premier projet à se concrétiser, puis celui de TransCanada, le Québec verra couler 1,4 million de barils de pétrole chaque jour vers son territoire. Si on ajoute à cela le transport de pétrole par train jusqu’à Sorel-Tracy, puis son chargement à bord de pétroliers, il est de plus en plus évident que le Québec est sur le point de devenir le point de passage le plus stratégique au pays pour l’exportation de pétrole de schiste et celui des sables bitumineux. Pour le moment, aucun de ces projets n’a fait l’objet d’une évaluation environnementale, sociale ou économique selon la législation québécoise.